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1 février 1914. Le Mercure musical
(La Revue Musicale S.I.M.).
Vol. 10. Pages 47 à 49.
Article de Louis Laloy,
« Le Tango »

 

           Est-ce une oraison funèbre qu'il convient de prononcer, ou une apologie ? On sait qne l'autorité ecclésiastique vient de sévir. S. E. le cardinal Amette, archevêque de Paris, n'a pas craint de transcrire, pour le couvrir d'opprobre, ce nom frivole. “ Nous condamnons la danse, d'importation étrangère, connue sous le nom de Tango, qui est de sa nature lascive et offensante pour la morale. Les personnes chrétiennes ne doivent, en concience, y prendre part. Les confesseurs devront agir en conséquence dans l'administration du sacrement de penitence. “ Ainsi conclut un mandement sévère qui va jeter le trouble et le remords en bien des consciences. Le refus de l'absolution est un châtiment grave, puisqu'il écarte de la table de communion. Comment d'autre part renoncer à tant de réunions dont le tango, comme jadis le bridge, est l'occasion ou le prétexte ? Comment refuser une danse que la mode favorise ?
          Les ministres des autres cultes se sont montrés plus réservés. M. le grand-rabbin J.-H. Dreyfus déclare fort sagement qu'il ne peut formuler aucune appréciation sur le tango, parce qu'il l'ignore, M. le pasteur Roberty rappelle que les églises protestantes ne donnent à leurs fidèles que des principes, laissant à chacun la responsabilité des applications.
          On peut se demander en effet par quelle sorte d'enquête le vénérable archevêque de Paris a pu se faire une opinion sur ce nouveau plaisir du monde ? A-t-il dépêché dans les salons des émissaires chargés de vérifier les écarts, de compter les croisements, de mesurer les pressions ? S'est-il rapporté aux aveux du confessionnal, qui souvent invoquent, afin d'atténuer la faute, la complicité de l'heure et du lieu ? A-t-il consulté simplement l’étymologie qui n'a pu manquer de scandaliser son âme chrétienne et latiniste, puisqu'on lit dans l'Evangile : Noli me tangere ?
          Mais surtout la condamnation spéciale d'une danse a pour conséquence logique l'autorisation des autres. Les charmes diaboliques du tango étant évités, on n'aura rien à craindre ni de la matchiche brésilienne, ni du cake-walk, ni du one-step, ni de la très-moutarde, tout au moins jusqu'au jour où un mandement supplémentaire en aura dénoncé les dangers. Il y aura des danses mises à l'index. Les autres seront permises : la valse, le boston, la polka, le quadrille feront la joie des mères chrétiennes. Or la doctrine des pères de l'Eglise n'a jamais varié ; toutes les danses qui mêlent les deux sexes sont réprouvées. Il n'est pas un curé de village qui, montant en chaire au jour de la fête patronale, ne se soit cru obligé en conscience de rappeler cette interdiction à la jeunesse présente. Il n'est pas un confesseur qui n'ait mis une pénitente en garde contre l'attrait du bal et ne lui ait recommandé la modération, sinon l'abstention. Sans doute sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, l'Eglise n'avait sauvegardé son autorité qu'en la rendant conciliante. Un sage compromis durait en vertu d'une tacite entente. C'est une grande imprudence que d'y vouloir toucher. Depuis la dénonciation du concordat, l'Eglise de France paraît préoccupée d'affirmer son prestige à tout propos ; elle multiplie les prescriptions, les condamnations, les anathèmes. Son zèle indiscret donnerait quelque inquiétude sur son avenir, si par ailleurs on ne la savait éternelle, et découragerait ses amis les plus dévoués, s'ils ne devinaient, même en ces apparentes erreurs, le dessein secret de la Providence.
          Reste à savoir ce qui a valu au tango ce renom d'immoralité. L'importation ou l'invention en est récente : ce n'est guère que depuis un an que le monde l'a adopté ; il y a fait fureur. Les autres danses qu'on a préconisées en ces derniers temps sont demeurées des danses de théâtre, ou tout au moins de fantaisie ; les salons ne les admettent que par exception, et comme des curiosités de l'instant ; elles se dépassent et se supplantent l'une l'autre ; sitôt qu'on les a vues, leur destin est accompli. Le tango demeure. Il est en nos salles la danse dominante, celle dont on ne se lasse jamais, comme fut la valse au siècle dernier, le menuet sous Louis XV, la courante sous Louis XIV.
          L'origine du tango est incertaine, et les érudits de l'avenir en disputeront sans fin, comme ceux d'aujourd'hui pour la courante, le menuet, la valse, et toutes les danses qui se sont répandues. L'art léger des pas cadencés ne laisse guère de documents écrits ; il ne se montre que par l'exemple et ne se transmet que par la tradition. Il a ses maîtres dont quelques-uns peuvent rivaliser, pour le génie créateur, avec ceux de la poésie, de la musique et des arts plastiques. Mais leur nom ne reste pas attaché à la figure qu'ils inventèrent, parce que chacun est libre de la copier, puis de l'enseigner à son tour. C'est pourquoi nous savons vaguement que telle ou telle danse s'inspire d'une coutume populaire, mais nous ignorons comment on a tiré, de ce trépignement incertain, une forme accomplie de grâce et d'élégance ; une danse est une œuvre d'art ; elle ne devient résistante et durable que du jour où elle a obtenu l'unité du style, et le style, j'ai quelque honte de le répéter, mais la citation est neuve au moins sur ce sujet, c'est l'homme même.
          C'est pourquoi je ne passerai pas les mers pour montrer, en quelque sombre bouge de Buenos-Ayres, les trémoussements bottés, éperonnés, pommadés et huileux qu'on voudrait nous présenter comme modèles. Ce n'est pas à nous qu'ils peuvent servir de modèles ; nous n'y aurions jamais trouvé qu'un spectacle étrange et un peu nauséeux. Mais l'artiste inconnu à qui nous devons le tango a aperçu le parti qu'on pouvait tirer de cette grossièreté presque sauvage, de même que le peintre fait des berges pourries de la Seine un tableau frémissant de coloris, et qu'au regard du poète le torchon même est radieux. Cet artiste est parmi nous, j'en suis persuadé ; qu'il reçoive ici l'hommage d'une admiration d'autant plus vive qu'elle ne sera jamais retenue par la considération de l'homme.
          Le tango est la danse de notre temps. Il me souvient d'un vers de Vigny, que nos professeurs trouvaient un peu risible :
                      La valse qui bondit en son sphérique empire.
          Il est certain que le mouvement de la valse est inscrit en un cercle ou une cycloïde non en une sphère. Toutefois l'indication de ce solide peut s'expliquer par l'ampleur des crinolines, surtout si l’on y joint l'action de la force centrifuge. La valse tournoyante est faite pour les crinolines. Le tango frôleur convient aux robes ajustées qui tout en avouant le corps l'auréolent de caresse et de frisson. Le tango où les jambes se cherchent sans se rencontrer jamais fait valoir les jupes drapées et à demi fendues qui ne délivrent que pour retenir. Le tango variable et défini atteste l’émancipation du goût féminin : jusqu'ici assujetti au despotisme de la mode, il n'en reçoit plus que des indications générales, et chaque toilette, fidèle à la ligne du jour, est pour l'assortissement des couleurs, des dessins et des motifs, une composition personnelle.
        Je ne vais pas entreprendre ici un cours de tango ; j'y réussirais mal, parce qu'en telle matière le précepte n'est rien, nos lecteurs sont trop honnêtes gens pour n'être pas instruits déjà d'un aussi bel usage. Je les avertirai seulement d'une particularité qui leur a échappé peut-être : le tango se danse sur une mesure à quatre temps, comme la polka, et non à trois comme la valse; il y a de plus, au début de chaque mesure, une note pointée qui prolonge, aux dépens du second, le premier temps, et le départ ainsi retardé se précipite légèrement, comme dans la habanera, mais c'est une habanera lente et dès son début pâmée.
        Le tango est ce qu'on eût appelé une basse danse : les pas y sont glissés, et les deux pieds jamais ne quittent en même temps le sol. Les basses danses, dont la noble pavane est dérivée, imitaient, avec quelques variations, la démarche naturelle, tantôt en avant, tantôt en arrière, en y ajoutant des flexions du torse qu'on appelait des branles. Le tango ne procède pas autrement. Mais il y a cette différence importante que les deux exécutants, au lieu de se mettre en ligne, s'accolent face à face.
        Cette disposition elle-même n'est pas nouvelle : dès le XVIe siècle, elle est adoptée pour la volte, qui est l'ancêtre de nos valses. Les auteurs de ce temps, peu suspects de pruderie par ailleurs, s'en montrent néanmoins choqués. On sait que la valse à son apparition passa aussi pour fort indécente. Il est certain qu'un danseur d'éducation imparfaite peut abuser de l'étreinte ; mais un autre comprendra mieux le principe de toute espèce de danse, qui est au contraire d'éviter le contact en coordonnant les mouvements. Il existe un tango crapuleux, à l'usage des restaurants de nuit, qui ne ressemble pas plus à celui de nos salons que la valse chaloupée des apaches à celle qui ravissait nos mères.
        Pourtant des doctrinaires de la morale maintiendront que le tango trouve son attrait dans le rapprochement des sexes. Il en est ainsi pour toutes les danses de société, et ce n'est pas pour un autre motif que l'Eglise les proscrit, et les tolère, puisque la chasteté universelle serait une vertu funeste. Il existe, en Orient, des danses lascives et même obscènes, parce qu'elles contrefont sans précaution les gestes voulus par la nature. Mais les nôtres n'opèrent que par allusion et par symbole: c'est l'union des attitudes qu'elles célèbrent, non des corps. Aussi l'innocence y prend-elle son plaisir sans nul enseignement profanateur. Sans doute faut-il compter sur la discrétion du danseur ; mais le tennis, le patinage et le bain de mer fournissent des occasions autrement tentatrices, et c'est aux maîtresses de maison à n'inviter que les jeunes gens dont elles puissent répondre.
        La danse, dédaignée par la génération précédente, revient en honneur aujourd'hui. Il me souvient du temps où dans les bals c'était à qui se dissimulerait dans les encoignures de portes pour se livrer en toute immobilité aux douceurs de la conversation. Les bonnes dames dont nous étions les hôtes faisaient, de quart d'heure en quart d'heure, des rondes policières, afin d'empêcher que les couples, projetés par la rotation, ne désertassent le milieu des salons pour rester appliqués aux murs ; mais leurs pas pesants dont criaient les planchers avertissaient toujours à temps les réfractaires qui se hâtaient de reprendre un semblant de valse, de mazurka, de schottisch ou de pas-de-quatre. Les moeurs étaient-elles meilleures pour cela?
        Le tango est une danse complexe dont pas un de nous n'eût consenti à étudier les figures successives. Aujourd'hui, devenus barbons, nous sentons le charme de cette complexité, la fantaisie qu'on y peut faire valoir, et l'avantage qu'y prend la beauté naturelle. Cette danse est un art, et ceux qui le pratiquent ne pourront dédaigner absolument les autres arts. Si de plus il faut y reconnaître l'image de l'amour, qui ne voit combien l'amour est moins brutal s'il sait attendre, et se complaire aux déclarations propitiatoires ? Quelle est surtout la femme qui ne se réjouirait d’un tel progrès ?

 Source : numérisation proposée par l’Université de Princeton, USA.